L'Art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu'à les exprimer
Henri Bergson
Glasba
REGARDE LES LUMIERES MON AMOUR
Annie Ernaux. Collection "Raconter la vie". Seuil. (2014)
Sous l'impulsion de Pierre Rosanvallon (Le parlement des invisibles. Seuil. 2014), la collection "Raconter la vie" se propose d'établir des constats de la société civile racontée par ceux qui la vivent au quotidien. C'est ainsi que des expériences de vie prennent forme sous la plume d'autodidactes, autant que sous celle d'auteurs reconnus.
Avec Regarde le lumières mon amour, Annie Ernaux rejoint ce superbe projet dans une démarche qui s'inscrit dans la logique de son oeuvre. Ecrivain de l'intime, farouchement attachée à la France de province, humaniste reconnue dont le parcours littéraire reconstitue une vie de famille romanesque, elle saisit l'occasion qui lui est offerte de se joindre à la fois au projet contenu dans la collection de Rosanvallon, tout en suivant le fil qui traverse toute sa création.
Ce sont donc deux grands projets qui se télescopent avec ce livre qui reste une partie intégrante de la boucle littéraire de l'auteure de La place ou de La honte; celle dont le recueil édité chez Quarto (Gallimard) s'intitule justement Ecrire la Vie.
En effet, avec Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux rend compte d'un microcosme: celui d'un centre commercial placé près de chez elle. Un immense complexe dédié à la sur-consommation dans lequel cette fille d'épicier tente d'appréhender les vies qui s'y croisent. De cet endroit peu propice à la poésie, Annie Ernaux tire un journal bref et lucide sur ce qui semble être le dernier creuset social dans lequel toute la diversité du monde semble se côtoyer.
En se plaçant dans une position d'observateur libre de sa subjectivité, elle embrasse d'un coup une superposition de couches sociales, un dialogue vertical entre le lieu de commerce et les clients, mais aussi une réflexion sur le regard de l'écrivain, ainsi que sa place en rapport avec ce monde qui lui est étranger.
De ce lieu clinique, Annie Ernaux extrait un sentiment paradoxal: malgré la méfiance que suscite la grande distribution, elle se sent comme attirée par ce microcosme si singulier.
De petits morceaux de vie, jusqu'aux échanges verbaux de tous niveaux, elle relate des existences. Les mêmes dont parle Rosanvallon dans Le parlement des invisibles, mais aussi celles qui hantent depuis toujours ses romans.
Regarde les lumières mon amour est donc bel et bien une pierre de plus à l'édifice construit par cet écrivain remarquable, tout autant qu'à la collection elle-même. Il en a toute l'importance et toute la saveur: celle d'une écriture libre, doucement mais résolument engagée, intime mais multiple. Riche tout simplement.
SD
AUGUST
Christa Wolf. Ed Christian Bourgois. (2014)
Dans les dernières pages de Trame d'enfance (Christa Wolf. Coll. La Cosmopolite. Stock. 2010), la narratrice évoque un petit garçon: August, placé au sanatorium après la mort de ses parents au cours de l'invasion soviétique dans une RDA naissante. Il est décrit comme jaloux, capricieux mais terriblement attachant. De quelques mots à son sujet, Christa Wolf tire un ultime texte qu'elle dédie à son mari.
Premier étonnement: pour son dernier récit, l'auteure allemande place pour la première fois au coeur de ses préoccupation un homme. Opérant continuellement un va et vient entre son enfance au sanatorium évoquée dans Trame d'enfance, et le présent dans lequel August est conducteur de car pour touristes, Christa Wolf tente de saisir les racines du bonheur.
En recherche perpétuelle d'affection et d'attention, August ne parvient pas à atteindre le bonheur et finit par s'y résoudre. Il accepte donc une vie austère, triste et remplie de nostalgie. En décrivant avec une rare économie de moyens et l'empathie qui caractérise son oeuvre, les douleurs et les joies intérieures qui transpercent de part en part la vie d'August, Christa Wolf semble atteindre une forme de quintessence de son existence littéraire. Elle parvient à réaliser un roman court, d'une intensité élégamment maîtrisée et tente de décrypter la magie du ruban de Moebius qui hante toute son oeuvre comme métaphore de l'Histoire et des vies qui s'y confondent.
L'autre étonnement, c'est justement cette écriture ramassée mais bouleversante qu'elle tire jusqu'à son extrémité en parvenant avec un minimalisme absolu à créer des images fortes. On oubliera pas August de sitôt car il devient avec ces quelques pages, la lumière qui perçait à travers l'oeuvre de Christa Wolf. Il en devient même le symbole. Précis, bouleversant et empli de questionnements vertigineux, August est la clé de voute qui relie les deux versants de l'écrivain: son existence brassée par l'Histoire et la politique, et la création littéraire qui rend compte de l'autre versant.
August est tout cela à la fois. Il est la part humaine universelle de Christa Wolf, mais aussi sa part littéraire amenée à son point ultime. Parvenir à parachever son Oeuvre de cette manière demande une force et une abnégation hors du commun et pour l'auteure, comme pour son lecteur, le bonheur de parvenir à voir l'édifice s'achever est une émotion vive, un accomplissement. Le bonheur enfin retrouvé.
SD
CAPRICE DE LA REINE
Jean Echenoz. Ed de Minuit. (2014)
Jean Echenoz a largement prouvé son importance dans la littérature contemporaine française. Capable de raconter la vie d'un homme en quelques pages elliptiques tout en restant foisonnantes, il possède un style bien à lui, rempli d'humour et fait d'une écriture d'orfèvre, fine et précise.
En 2012, il publie même un roman grandiose qui, en quelques 130 pages déploie toute la force d'une saga dans laquelle se croisent des destins au coeur de la Grande Guerre. Ce roman intitulé sobrement 14 (Ed. de Minuit) reste un grand moment de littérature de ces dernières années par sa fulgurance et la puissance qui s'en dégage.
Avec le recueil de textes qui parait cette année, Echenoz se trouve pris au piège. De textes qui n'avaient pas vocation à être publiés sous cette forme, l'éditeur tire un livre bancal, décevant même par l'irrégularité qui s'en dégage. En traitant ces quelques textes comme s'il suffisait de les lier entre eux pour ajouter à leur valeur, les Editions de Minuit commettent une erreur à laquelle elles ne nous avaient pas habitué.
Pourtant, dans ce dédale de descriptions en apparence anecdoctiques, il ne faut pas manquer de lire les magnifiques pages absurdes, rieuses et contemplatives que l'auteur consacre à l'Amiral Nelson. Ce petit texte reste du pure Echenoz. Il décrit le destin tragique et romanesque de celui qui fut le héro de Trafalgar en apportant la victoire à l'Angleterre mais en y laissant aussi sa vie.
Et c'est sans doute dans cette histoire, qu'il faut voir la somme ici représentée. Echenoz ne parvient pas au fil du Caprice de la reine à tirer toute la gloire que devrait lui apporter son oeuvre, mais il emporte l'adhésion du lecteur en disséminant quelques lignes qui rendent tout de même la lecture de se petit livre des plus agréable.
En effet, si on peut douter du bien fondé de publier ici un texte comme Nitrox qui est une succession de détails techniques et scientifiques, on sait que c'est grâce à ce souci de perfection et cette passion pour la technique que des livres comme Des Eclairs (Ed. de Minuit. 2010) ont capté notre intérêt à sa lecture. Et si Nitrox, n'est pas une réussite digne d'Echenoz, il garde une dimension documentaire quant au travail de l'écrivain.
Là , en revanche où la réussite est totale, c'est dans le texte le plus long de ce recueil: Génie Civil. Ces pages portent la marque du talent de l'écrivain et regroupent autant les capacités de narration, que l'humour et la précision de l'auteur. Précis, rapide et malin, ce texte mérite à lui seul la lecture de Caprice de la Reine.
C'est donc avec un sentiment mitigé que ce livre se parcourt. Entre le malaise de n'avoir à faire qu'à la face mineure du travail de Jean Echenoz, mais en parvenant à savourer ça et là ce qui fait son talent. On regrettera tout de même que son éditeur lui ai joué ce tour quand on connait la qualité et la grandeur d'un catalogue qui regroupe parmi les plus grands auteurs du XXeme siècle (Samuel Becket, Marguerite Durras, Alain Robe-Grillet, Claude Simon, Jean-Philippe Toussaint...) et dont la publication ici présente n'apporte rien de plus ni à l'oeuvre de l'auteur de Je m'en vais (Ed. de Minuit, 1999), ni à la grandeur de sa maison d'édition.
SD
Notez que les Editions de Minuit viennent d'être distinguées dans un domaine dont elles sont peu coutumières.
Le roman d'Yves Ravey, Un notaire peu ordinaire paru fin 2013 vient d'obtenir le grand prix du roman noir au dernier festival de Beaune début avril. Un roman court, oppressant et terriblement vrai. Une marque indélébile dans notre mémoire et un formidable hommage au cinéma de Claude Chabrol.
VIANDE A BRULER
César Fauxbras. Ed Allia. (2014 pour cette édition. Edition Originale : Flammarion 1935)
Toujours en recherche de textes rares, les éditions Allia nous proposent ces temps-ci de vivre le quotidien d'un chômeur dans le Paris des années 30. Ancien poilu, il se trouve confronté à l'indifférence de ses concitoyens, qui, loin de traiter les soldats en héros, ne leur accordent aucun privilège et les précipitent dans une misère que le narrateur découvre sous nos yeux en même temps qu'il fait l'expérience de la solidarité des gens du peuple qui vivent à rebours des préceptes de l'époque.
Thévenin (c'est notre homme) n'est rien moins que le double littéraire de son auteur César Fauxbras. Ancien expert-comptable pris dans les tourments de la pauvreté, il use d'un langage populaire duquel la vérité transpire à chaque phrase, déroulant ainsi son destin qui mène ici jusqu'à l'avènement du Front Populaire en 1936.
Fauxbras haïssait le journalisme, trop loin à son goût de la vérité. Selon lui, le journaliste a comme principal défaut de placer en observateur et non en acteur de son sujet. Sa réponse est alors radicale: il décide d'écrire lui-même la crise vue de l'intérieur. En futur syndicaliste et écrivain engagé, il prend plaisir à dénoncer les hypocrisies et la lâcheté d'une France qui se perd dans un libéralisme et un individualisme dangereux.
A la lecture de Viande à brûler, on se pose toujours la question du Quand? et du Où?
La France de 1935? Les USA de 1929? L'Argentine de 1998? L'Europe de 2014? Le génie qui hante ce texte est justement là : il parle de toutes les crises, de toutes les époques, de tous les pays. On compte en permanence, on vit d'expédients, on dort mal, jamais au même endroit, et l'avenir est une éternelle inconnue.
Comparé à la parution de ce texte à Jules Valles, on pense également avec le recul à Steinbeck et à John Fante. Il y a cette verve, cette vérité, cette grandeur d'âme dans Viande à brûler. Il y a l'injustice qui se même à l'espoir avant que celui-ci ne disparaisse dans la fatalité de la pauvreté.
La justesse, la langue d'une extrême précision, la vigueur des convictions, l'acharnement à croire à demain; ces éléments qui font de cette réédition la surprise la plus vivifiante de ce début d'année.
Un texte indispensable, une merveille littéraire.
SD
DANS LES RUES DE LONDRES.UNE AVENTURE
Virginia Woolf et Antoine Desailly. Ed. du Chemin de Fer (2014)
On ne les trouve pas aisément ces petits livres des éditions du Chemin de Fer. Ils se méritent ces petits objets, écrins de papier de textes rares, oubliés ou disparus. Pourtant, il faut les avoir tenu dans ses mains, avec leur couverture ferme, son large rabat qui emprisonne texte et images non sans une certaine souplesse qui le transforme vite en une porte qui donne accès aux mystères du livre.
A rythme régulier, les éditions du Chemin de Fer publient de courts textes d'auteurs souvent passionnants auxquels s'adjoignent quelques artistes dessinateurs, peintres ou photographes qui donnent leur vision du texte ou lui ouvre de nouvelles portes vers une signification très personnelle. C'est ainsi que nous avons le plaisir ce mois-ci de nous voir offrir ce texte de Virginia Woolf dans une nouvelle traduction moderne qui rend compte du fameux "stream" de l'auteure de Mrs. Dalloway.
En prenant pour prétexte de sortir acheter un crayon, le narrateur (sans genre défini) arpente les rues de Londres et fait état de la Vie qui s'y déploie.
Avec sons sens remarquable de la fluidité et grâce à son don pour l'observation in situ des vies qui le côtoie, Virginia Woolf nous mène dans une déambulation londonienne bien loin des considérations habituelles. Car le regard posé ici a quelque chose de profondément poétique et d'éminemment humain. Cette pérégrination est prétexte à s'attarder sur quelques détails, quelques visages,quelques histoires qui forment le quotidien du narrateur.
Un quotidien fait d'hommes, de femmes, d'objets, de fantômes, de désirs et de souvenirs. Il en va alors de la richesse de l'âme de Virginia Woolf qui publia ce petit texte intitulé Street haunting- A London adventure dans Yale Review. Elle a, en elle, cette puissance, cette force, ce courant, qui la mène vers l'autre, vers les petites histoires, les discussions, les objets; ce tout qui fait une promenade dans un quartier de Londres.
On ressort des quelques pages bouleversé par ce stream qui nous emporta quelques minutes durant dans son tumulte, nous faisant passer du bruit à la quiétude, de la course à la pause.
En chemin, Antoine Desailly laisse traîner ses morceaux d'objets quotidiens, ces souvenirs d'utilité, ces traces archéologiques de vies.
Une promenade par double procuration, qui nous laisse avec le sentiment de vouloir la revivre encore et encore.
SD
Je vous conseille la lecture de deux autres promenades aux styles bien différents mais dans lesquelles la poésie n'est jamais absente, encore moins l'humour. Publiés dans la collection L'imaginaire chez Gallimard, Promenade dans un Parc de Louis Calaferte est une déambulation absurde, parfois surréaliste, écrite dans une langue fabuleuse. Un grand moment de lecture. Et puis, il y a La Promenade de Robert Walser, merveille d'inventivité, d'écriture ample et fière. Deux promenades qu'il fait bon parcourir en compagnie de ces auteurs indispensables.
LES YEUX OUVERTS, LES YEUX FERMES
Virginie Gautier avec Francesca Woodman. Ed. du Chemin de Fer (2014).
Peut-on faire de son corps un objet invisible? Doit-on exister physiquement pour prétendre à une existence sociale? Comment être absent au Monde tout en étant en vie?
Ces questions, la jeune photographe Francesca Woodman se les pose dès ses 13 ans jusqu'à sa mort à 22 ans en 1981. Artiste majeur qui influence encore aujourd'hui des artistes de tous les horizons à commencer par Boltanski lui-même, elle tente une représentation de l'effacement du corps et propose la mise en relief des vertiges qui accompagne la transformation de ce corps pour une adolescente. Le questionnement de l'identité, de la sexualité, de la présence au monde sont les forces telluriques qui secouent toute l'oeuvre de Francesca Woodman.
Virginie Gautier s'inspire de ce travail et de la charge émotionnelle qui se dégage d'une telle oeuvre pour construire un texte qui frappe d'abord par sa précision et par la poésie qui se dégage du double discours qui constitue cette errance et cette recherche de la solubilité d'une existence dans le creuset d'un monde qui ne reconnait pas l'individu.
En utilisant deux niveaux de langage qui se superposent jusqu'à la répétition, elle opère un changement d'angle d'où résulte l'illusion de l'effacement d'un être, comme un corps se trouvant dans un angle mort. C'est là la vision de l'errance et de la marginalité selon Virginie Gautier. C'est en tous cas la lecture qu'elle fait de l'oeuvre de Francesca Woodman en y gardant l'endogénéité du malaise qui pointe dans l'oeuvre de la photographe.
L'écrivain forge un texte court qui répond aux photographies présentées et qui, loin d'en dévoiler le mystère, se nourrit de leur puissance tout en gardant sa propre énergie qui se diffuse jusqu'à l'explosion. Comme une réaction en chaîne provoquée par la rencontre de deux forces titanesques.
On retrouve cette émotion initiale et primaire qui envahit le spectateur à la première vision des photographies de Francesca Woodman. C'est cette force de ces instants qui habite Les yeux fermés, les yeux ouverts et qui brûle chaque phrase de Virginie Gautier, les imprimant ainsi dans nos mémoires de lecteurs. Nous habitant ainsi autant que cette jeune femme qui nous bouleversa jadis.
SD