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Peut-on raconter la bible sans tomber dans le prosélytisme ou la paraphrase lénifiante? Avec ses dessins chargés de symboles et toujours pleins de rêveries, Rebecca Dautremer s'associe avec Philippe Lechermeier côté textes pour donner une lecture enchantée du texte. En l'expurgeant de toute la dimension religieuse et en lui conférant l'atmosphère des grands contes, ils parviennent à lui rendre sa dimension non seulement littéraire mais surtout culturelles. Nous voici face à un texte fondateur de notre civilisation, un texte que l'on peut manipuler pour avoir de notre histoire et de notre contemporanéité une vision digne des grands mythes de l'Antiquité. Un superbe ouvrage que l'on peut mettre dans les mains des enfants paru chez Gautier Languereau.

UNE BIBLE

Philippe Lechermeier & Rebecca Dautremer.  Editions Gautier Languereau. (2014)

Un roman épistolaire qui brasse les tourments du conflit yougoslave en 1994. 2 hommes qui partagent la même blessure, le même secret, la même honte. Au delà, un texte bouleversant sur les ravages intimes de la guerre. Antoine Choplin et Hubert Mingarelli publient "L'incendie" chez l'éditeur lyonnais La Fosse aux Ours et se glissent dans les textes les plus bouleversants de ce début d'année.

L'INCENDIE

Antoine Choplin & Hubert Mingarelli.  Editions La Fosse aux Ours. (2015)

DES LIONS COMME DES DANSEUSES

Arno Bertina. Ed. La Contre Allée (2015)

Il faut pitcher, alors pitchons, quitte à réduire « Des Lions comme des Danseuses Â» à un quiproquo, à une image tronquée, décapitée, forcément trop réduite :

Le roi de Bangoulap, province du Cameroun intente une procédure de gratuité auprès du Musée du Quai Branly et fait vaciller toutes les fondations sableuses de la vieille Europe dans une théorie des dominos administrative.

Récit d'anticipation, rêve, utopie, mise en garde, pamphlet, comédie, possibilité, absurdité, revanche, fable, conte, vérité, et mensonge. Le livre d'Arno Bertina est tout cela à la fois. En imaginant la lutte ubuesque que se livrent les administrations européennes et françaises avec la délégation africaine, il fait le constat d'une Europe fragile d'être condescendante, cynique, menteuse et hypocrite envers ses anciennes colonies, ces territoires d'Afrique qu'elle a toujours traité dans le mépris et le paternalisme, et qui là, se mettent à jouer avec les mêmes armes, les mêmes arguments, les mêmes illusions dont elle a toujours su se servir.

On assiste à une série d'instants drôles tant ils pourraient être vrais. Dans une langue pince-sans-rire, qui semble prendre un plaisir sadique à voir la vieille dame indigne être tancée par le vieux continent africain, devenu par le truchement de la propagande et des expropriations, l'adolescent qui se révolte.

Car c'est bien de se renversement que naît toute la tragi-comédie de cette histoire : de Terre matricielle de l'Humanité, l'Afrique s'est trouvée déconsidérée et reléguée au rang de l'enfant des pays occidentaux. A une erreur près : en fait de l'enfant que l'Europe pensait avoir face à elle, il s'agissait d'un adulte qu'elle paralysa, vola et brisa. Elle lui insuffla les pires de ses valeurs ( finit d'ailleurs par y croire elle-même), et se trouve désormais confrontées à ce réveil, à ce retour de manivelle qu'elle ne croyait pas possible.

Arno Bertina rend toute la dimension quasi kafkaïenne de cette lutte en évitant le manichéisme et l'angélisme et c'est là une part de la grande réussite de son texte. Il parvient à nous faire rire de cette sombre Europe, du cynisme, de cette Histoire qui semble n'avoir jamais avoir de revers. Il nous éveil à la logique implacable de l'argumentaire africain, qui nous place dans nos contradictions et nos discours vidés de leur sens auxquels nous nous sommes habitués. Et pour cela, pour mettre à jour toute l'hypocrisie de ces situations (notre Histoire, nos richesses, nos relations internationales....) sans jamais tomber dans la caricature malgré le petit nombre de pages (60!), il faudra être reconnaissant à l'auteur et louer un remarquable talent qui se fait rare dans ces moments de troubles identitaires et moraux, où toutes les certitudes, toutes les valeurs factices du « dieu Pognon Â» peuvent voler en éclat grâce à la force implacable du syllogisme.

Une magnifique démonstration de ce que la logique et l'humanisme peuvent avoir encore comme avenir grandiose pour peu que l'un d'entre nous y croit encore.

 

 

S.D

On dit qu'elle rôde et qu'elle danse dans l'ombre avant de cueillir la vie. Elle joue à nous surprendre tout le temps et partout, se souciant de la justice comme d'une guigne. « Elle », c'est la mort. Cette harpie intemporelle qui nous arrache nos existences avec parfois une absurdité qui frôle le mauvais goût. 
Jacques Josse le sait bien, on ne compte plus les canulars de la faucheuse, trop nombreux, trop excentriques parfois pour en faire l'inventaire. Mais quand celle-ci joue sur l'asphalte, elle semble prendre un plaisir particulier à se cacher, surprendre, saisir les mains qui lui sont tendues. 
Dans « Au bout de la route », véritable poème macabre dans lequel elle est omniprésente au travers de ses jeux, l'auteur égrène les accidents, les malaises, l'inévitable. Au travers de l'étranglement d'Isadora Duncan, de l'agonie de Tom Simpson, de la rencontre hasardeuse de Roland Barthes et d'une camionnette, il dessine la danse, les rires et l'humour cruel de celle qu'il ne nomme presque jamais. 
L'écriture est ténue, suspendue au temps dans lequel voyage la mort. Les mots sont discrets, presque invisibles dans un texte qui rend compte des derniers instants de ces personnalités, toutes brutalement enlevées sur la route. Mais invisibles ne veut pas dire impalpables. Ils vivent au contact des derniers soupirs, des derniers gestes, des dernières minutes qui n'ont pas filé comme elles auraient du. 
En regard de ce texte, les éditions du Réalgar restent fidèles à leurs principes. Les gravures de Scanreigh sont mystérieuses et éclatantes. Elles répondent aux mots de Jacques Josse avec cet entre-deux qui oscille entre le tragique et le burlesque. Elles ne paraphrasent pas « Au bout de la route », elles en sont le complément. Mieux, elles en sont partie intégrante par leur langage qui s'imbrique avec la langue de l'auteur. 

Récit, poème, chant funèbre. « Au bout de la route » est tout cela à la fois. Elle nous fait croire que l'existence ne trouve sa finalité que dans l'absurdité de sa fin. Comme une œuvre qui ne se dévoile qu'en tout dernier ressort.

SD

AU BOUT DE LA ROUTE

Jacques Josse & Scanreigh. Ed. Le Réalgar (2015)

Se noyer dans les mots plutôt que les noyer dans l'alcool.
L'entreprise de Makenzy Orcel est suspendue à ce curieux mélange qui hante l'âme poétique : l'ivresse couplée à la déambulation nocturne. Le cliché guette : Saint-Germain des Prés, La Recouvrance ; ces « rues de la soif Â» bardées de leur attirail poétique bien achalandé. Il y en aura eu des mots jetés sous la force de l'alcool, des phrases célestes balancées dans le tourbillon bouillonnant d'un sang empoisonné, mais Makenzy Orcel ne boit pas de ce calice.
Dans ce dédale de brouillards éthyliques surnage la pleine conscience de l'autre, cette empathie courageuse qui lutte de toute ses forces contre une poésie vaine.
Au détour des soubresauts d'un corps qui réagit aux assauts spiritueux, des rencontres d'un « TU Â» qui ne sera qu'un souvenir au matin, ou de larmes qui surgissent sans même savoir si elles viennent border un cri de douleur ou un rire, à ce carrefour donc, il y a ces apparitions fugaces de poètes bienveillants. C'est dans ce tunnel d'ivresse sexuée que l'on croise Jana Cernà qui semble n’apparaître que pour nous montrer la voie que suit Orcel. « Pour l'amour du ciel, épargnez-moi le raisonnable Â» dit-elle. Et c'est là que le poète vise juste. Constamment déraisonnables, ses mots filent dans les degrés de l'alcool qui s'immisce dans les veines, qui l'empoisonne doucement jusqu'à lui faire perdre la raison. En surgissent alors un texte foisonnant, passionnant et bouleversant. D'abord par l'amour qui en surgit. Un amour multiple : pour la nuit qui dévoile ce que le jour nous cache, pour les êtres qui peuplent le monde et pour une langue qui se délie des carcans et des conventions qui l'étreigne à la lumière du jour.
Ensuite, contre l'embourgeoisement d'une poésie statique, « La Nuit des Terrasses Â» est un sauvetage du déraisonnable pourtant essentiel à l'existence, un garde fou paradoxal à la sécurité d'une vie sobre et aseptisée.
Bouleversant, enfin, de voir une âme pudique refuser le spectacle de son ivresse pour la transformer en une machine à émotions parlant à d'autres âmes comme une évidence. Comme si ces corps cohabitants n'avaient d'autre justification de leur existence que de se rencontrer puis s'oublier.  
 
S.D

LA NUIT DES TERRASSES

Makenzy Orcel. Ed. La Contre Allée (2015)

HISTOIRE D'UNE PETITE FILLE

VIE DE LAURE

Laure / Georges Bataille . Ed. du Chemin de Fer (2015)

Maudit atavisme, malheureux héritage! Qu'il est laid ce microcosme que Laure a toujours haï au fond d'elle même dès l'enfance ! Elle raconte comment on y méprise l'ouvrier, comment on nie le travailleur, sans oublier de souligner à quel point ce dégoût des classes antagonistes à la sienne l'a habité durant de longues années. Des années durant lesquelles une forme primitive d'anarchisme mut cette jeune héritière qui finit par construire sa courte vie en réaction avec les principes familiaux et surtout maternels. Rejet de l'Eglise par l'entremise d'un curé pervers ami de la famille et rejet des codes sociaux si chers à sa caste. Laure vécut fort, vite et parfois mal. En plus du procès qu'elle dresse à cette famille qui l'a pervertie par un embourgeoisement extrême, elle fait ça et là le sien sans pitié, ni concessions. Elle rejette sa défense, elle accable les conventions, les mensonges qui se transforment en dogmes, qui eux même prennent les atours de la vérité et de l'indiscutable. Et puis, qu'elle est belle cette langue dégagée de toute fioritures. Elle met à mort le lyrisme et l'hypocrisie, et pourtant, c'est en voulant ôter toute poésie à son existence que Laure lui en insuffle le plus. Par son aridité, elle contraint la phrase au non-dit. Elle lui offre un hors-champ comme au Cinéma. Un espace hors-cadre dans lequel la Vie véritable se dévoile. Ainsi, en ouvrant le texte avec cette phrase sublime : » Des yeux d'enfant percent la nuit » , elle nous met en garde : ces yeux là n'appartiennent pas au passé, ils sont les yeux de cette Laure qui, enfin, ont percé l'obscurité dans laquelle elle était enfermée. Â« Histoire d'une petite fille » est donc plus le récit de l'éveil d'une conscience qui se découvre malgré sa pré-existence dans les actes de la jeune fille, et donne le sentiment de laisser entrer la lumière dans un Å“il qui ne la percevait pas.

 

Les éditions du Chemin de Fer ont en plus le geste fin et nous offrent le court texte de Georges Bataille sur celle qui partagea sa vie. Une ode à une femme aimée, à une femme tout court, à un être fantastique, d'une honnêteté totale et qui voulait faire de sa vie le théâtre de la vérité, couvrant le plus beau comme le plus laid des facettes qui fondent l'humanité.

S.D

VILNIUS POKER

Ricardas Gavelis. Ed. Monsieur Toussaint Louverture. (2015)

Ce moment où le rêve se mêle au réel, cet instant limbique qui laisse notre conscience entre deux eaux mais deux réalités tout de même. L'état d'errance qui caractérise ce laps de temps incertain correspond parfaitement à Vilnius Poker paru il y a quelques mois aux éditions Monsieur Toussaint Louverture.

La fin d'un monde, le début d'un autre. Le cauchemar qui précède le rêve ou une réalité plus violente. C'est là tout le sens de l'écriture de Ricardas Gavelis qui profite d'un tel sujet que le basculement du Monde pour fournir une Å“uvre majeure, un texte effroyable qui mêle la plus sublime des langues à une littérature échevelée, brute et désespérée. Car c'est bien dans l'excès, le sang et les sécrétions que se débattent les silhouettes qui hantent Vilnius Poker. Et si on a beaucoup fait référence à Burroughs et Kafka dans la presse pour trouver une filiation à ce monument, je propose de lui adjoindre une parenté avec Arrabal pour l'anarchisme et le dégoût de l'ancien monde comme du nouveau. La paranoïa n'y est plus un manquement à la réalité, elle est physiquement là : palpable et justifiée. Comme chez Arrabal encore, la langue est libre, vivante et fuyante. Elle se recrée pour mieux échapper aux conventions et fuir un embourgeoisement qui la contraint et l'éteint. Vilnius Poker paraît dans une traduction qui semble rendre à merveille la vivacité de cette langue et de la rage baroque, presque punk, sans toutefois tomber dans le piège du nihilisme. Parce que si les mondes qui s'y succèdent, si les voix que l'on y entend ne sont plus dupes et s'enfoncent dans le brouillard inexorablement, c'est toutefois du plus profond de nos consciences et de notre humanité que peut surgir la lumière. Gavelis, prophète de la fange et de la foi en l'humain ? C'est le pari qui m'anime à la lecture d'un tel texte qui paraît hélas bien trop tard mais qui se lit aussi comme une radiographie du bloc soviétique sur les presque 10 ans que durèrent son écriture (1979 – 1987). Sa violence, son obscénité, sa puanteur, et sa putréfaction. Au milieu de ce cloaque, quelques voix se font entendre, lyriques et acharnées. Prêtes au combat. Leurs armes sont les mots, les leurs comme les nôtres, des mots inventés, des mots repris comme des trophées. Ils décrivent des situations de luttes, d'angoisses et d'exaltation. Ils se chargent de toute la pestilence de leur époque et la restitue au centuple.

 

Alors, bien sûr, on ne mettra pas Vilnius Poker entre toutes les mains, mais celles qui auront eu ce grand roman entre leurs doigts sauront mieux que quiconque que la beauté, l'avenir et la liberté se cachent souvent sous le plus puant des fumiers.

S.D

Comme pour chacun de nous, la question m'a souvent été posée quant au livre que j'aime entre tous. Comme pour beaucoup, la réponse ne tombe pas sous le coup de l'évidence. J'ai souvent marmonné quelques titres au hasard de mon humeur du moment mais les choix inconscients revenaient souvent autour d'un auteur: Louis René Des Forêts. 

Ostinato est un texte d'un puissance fabuleuse capable de renvoyer n'importe quelque adulte convaincu dans l'enfance et ses méandres. Mieux qu'une figure de répétition, ce texte se déroule comme un rouleau de Moebius: on n'en voit jamais la limite. Et pour cause. 

Le bavard, Le jeune homme qu'on surnommait Bengali (réédité il y a 2 ans avec talent aux éditions du Chemin de Fer), Les mendiants, Un malade en Forêt, La chambre des enfants... 

Des Forêts ne se lit pas en dilettante, il s'apprivoise, s'écoute, se goûte. Le travail de la langue s'y déploie avec une évidence désarmante et se laisse admirer en toute modestie. Les phrases y sont légères, la musique omniprésente. 

C'est donc le plaisir sans cesse renouvelé que propose aujourd'hui Gallimard en publiant un recueil contenant la somme de travail de cet immense écrivain dans sa collection Quarto. Un cadeau comme on n'osait plus en rêver. 

Sans doute encore une bonne raison de croire aux miracles de l'enfance. 

 

S.D

Oeuvres complètes

Louis René Des Forêts. Ed. Gallimard. (2015)

Attention terrain glissant !

Rendre compte d'un texte autobiographique d'une artiste dont on admire le travail depuis de longues années est un exercice auquel je ne me prête guère sans méfiance. Il faut dissocier la personne publique de son intimité et surtout de la qualité du texte puisque c'est tout de même de cela qu'il s'agit.

Avec Girl in a Band (Editions Le Mot et le Reste), Kim Gordon s'attaque à un genre « casse gueule Â» qui ne donne que rarement de bons livres. On m'objectera bien sûr que « Just Kids Â» de Patti Smith et « Chroniques Â» de Bob Dylan sont de grands textes dont la valeur n'est plus à démontrer. Mais il y a aussi « Life Â» de Keith Richards, « La Fièvre de la ligne blanche Â» de Lemmy Kilmister, et tout un tas de mauvais livres écrits par de grands artistes sur leur propre vie et sur leur travail. Alors pourquoi Kim Gordon échapperait-elle aux Fourches Caudines avec un texte tel que celui-ci ?

 

Tout d'abord, pour ceux qui ne connaissent pas Kim Gordon, il faut citer Thurston Moore (son ex mari), Lee Ranaldo et Steve Shelley. A eux-quatre, ils forment un groupe d'amis ressemblant à une sorte de famille recomposée et jouant une musique entre rock, punk et expériences sonores dont on ne se relèvera pas de sitôt. Avec Sonic Youth, ils influenceront durant plus de 30 ans un nombre impressionnant de musiciens et seront les précurseurs d'une musique post-punk mettant en scène le mal être d'une jeunesse américaine sans repères acceptables. Kurt Cobain ne tarira jamais d'éloges sur ceux qu'il considérait comme un groupe majeur sans qui il n'aurait sans doute jamais franchit le pas décisif qui conduisit Nirvana au plus haut d'un rock dépressif en recherche d'identité.

Voilà donc d'où parle Kim Gordon : de ce groupe culte et précurseur dont elle fut l'icône malgré elle et l'une de ses voix en plus d'une formidable bassiste et d'une guitariste sans complexes aux côtés des musiciens d'exception qui l'entourait.

 

Mais un tel cv fait-il pour autant de Girl in a Band un bon livre ?

Tout d'abord, le texte est un subtil mélange entre l'évocation de la vie privée de Kim Gordon et de la vie interne du groupe. Ainsi, si l'évocation de la jeunesse de d'artiste finit par se confondre avec la naissance du groupe, c'est ce motif de superposition qui hante tout le livre. Car rien n'est cloisonné dans l'écriture de Kim Gordon. Tout se confond et forme un tout. Elle n'oublie jamais d'éprouver sa liberté, sa féminité, son art, et de les confronter sans cesse en les faisant se télescoper comme des atomes de son existence, qui, en s'entrechoquant, créent des réactions que sont ces fulgurances qui tracent une vie riche et toujours obsédée par le sentiment d'être libre.

 

Kim Gordon semble sculpter sa mémoire pour nous offrir une vision en grand angle de son appartenance à Sonic Youth, du regard qu'elle porte sur les autres, sur ceux qu'elle a aimé, sa famille comme ses amis. Elle est capable d'embrasser la totalité de ce qu'elle a vécu grâce à détermination qui fait d'elle un personnage fort et touchant. Son écriture est modeste et chirurgicale, sa précision lui permet d'être discrète et formelle, sans s'encombrer d'impudeur.

 

Girl in a Band est donc plus qu'un travail de plus sur le nombril d'un artiste qui éprouve le besoin de revenir sur sa propre légende. C'est même l'inverse. Comme Dylan, Kim Gordon s'acharne même à faire mentir l'importance qu'elle a prit dans le monde du rock et rejette toute idée d'angélisme. En revenant sans cesse à ce qui fait d'elle une femme et non une femme dans un groupe d'hommes, elle écrit parmi les plus belles pages de cette littérature rock habituellement si peu touchante.

 

S.D

 

 

Girl in a Band

Kim Gordon. Ed. Le Mot et le Reste. (2015)

Des outils qui sont à notre disposition, le langage est certainement le plus complexe et le plus précieux. Comme tous les outils il est utile, mais adroitement manipulé, il peut être redoutable jusqu'à devenir une arme terrifiante. Et il en va du langage comme du reste : nous ne sommes pas tous égaux face à lui. A certains, il inspire confiance ; à d'autres, il convoque la crainte. Les mots qui le composent sont comme de minuscules lames qu'il faut manipuler avec précaution. Elles peuvent servir à sculpter une pensée, une idée, un sentiment ou l'expression d'une communication, mais elles peuvent aussi faire couler le sang d'un autre ou se retourner contre nous à la suite d'une manipulation hasardeuse.

 

Isabelle Flaten, on le sait, s'intéresse de prêt à l'ambivalence du langage. Avec son précédent roman Les Noces Incertaines (Editions Le réalgar. 2014) elle autopsiait la psyché d'un couple rongé par le remord. Les mots étaient redoutables, affûtés, mortels, mais aussi salvateurs dès lors qu'ils étaient libérés et au service de la pensée.

 

Ici, l'auteure va plus loin. Elle choisit une forme courte en juxtaposant de petits récits, des aphorismes, des nouvelles pour disséquer avec une précision presque chirurgicale la force du langage à la fois dans son expression mais aussi dans son absence. Car dans sa recherche de la parole absolue, Isabelle Flaten n'oublie pas que l'absence est une forme de présence, comme le hors-champs au Cinéma. C'est donc un panorama de la communication que met en scène l'écrivain, et donc en creux, un paysage émotionnel de ce qui fait de nous des Hommes.

 

Se Taire ou Pas est une œuvre qui touche par sa volonté de toucher le cœur de notre humanité en observant les pulsations de notre communicabilité ou de notre incapacité à l'appréhender. Elle ne cherche jamais à produire de la thèse, elle se contente d'observer et de nous rendre compte dans cette langue épurée qui nous avait déjà enthousiasmé. Cette modestie dans l'écriture n'enlève rien à la puissance de ces pages souvent bouleversantes, drôles parfois, et dont la cohésion est stupéfiante.

 

Se Taire ou Pas n'est pas un petit livre anecdotique, c'est une ascension d'une auteure qui vient sous nos yeux de franchir un palier supplémentaire vers une écriture de plus en plus fine, proche de ce que pourrait être la pureté. Et il arrive que nous ayons parfois besoin de cette pureté, de ce regard sans jugement. Juste un regard et des mots pour rendre compte, au fond c'est cela la littérature d'Isabelle Flaten : une écriture sans fard capable de rendre la complexité et la diversité de ce que nous sommes. Un bien précieux.

S.D 

SE TAIRE OU PAS

Isabelle Flaten. Ed. Le Réalgar. (2015)

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Loin du cliché de la descente aux enfers ou de celui de la poésie de l'alcoolisme, tous deux aussi rabâchés que les histoires de prostitués au grand coeur; ce livre nous entraîne dans le sillage d'un homme qui n'a d'autre but que celui de boire. Ce n'est pas ici une quête de l'oubli qui anime un homme en perdition, juste un besoin, une pulsion, un mal que le corps réclame. 
Grand texte qui doit beaucoup à Hunter J. Thompson, il prend toute son ampleur grâce à un graphisme dans la grande tradition de l'underground américain. On se souvient d'American Splendor, de Ghost World, des nouvelles graphiques d'Adrian Tomine, des références aimées et admirées face auxquelles Alcoolique fait jeux égal. Ce roman graphique bouleversant de crudité est d'une sincérité qui désarme et qui laisse échapper dans de fines vapeurs une poésie qui compte parmi les plus grandioses: celle de la vie. Et peu importe si le bonheur est ou non au rendez vous pourvu que le corps parle au delà de toute raison. 
Cette édition sublime, cartonnée, toilée et imprimée sur un papier qui fait la part belle aux contrastes qui nourrissent le dessin, on la doit aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. Pour un premier pas dans l'univers de la BD et du roman graphique, c'est plus qu'une réussite, c'est une marque d'élégance et une nouvelle preuve du magnifique travail réalisé régulièrement. 

S.D

ALCOOLIQUE

Jonathan Ames & Dean Aspiel. Ed. Monsieur Toussaint Louverture. (2015)

A se demander si l'on peut rire de tout, il semblerait que nous ayons fini par ne plus rire de rien. Dans le premier tiers du XX eme siècle, Robert Benchley pratiquait un humour caustique et irrévérencieux en chroniquant le monde accompagné d'une bonne poignée de poil à gratter. Les enfants, les transports, la science et bien sûr l'économie. Il va sans dire que ce dernier point apparaissait comme une chose plutôt dramatique pour un nord-américain autour de 1929. Mais qui a dit que l'on devait traiter de choses sérieuses avec un humour de pasteur rigoriste ? Pas Benchley en tous cas.

La question titre dit les choses : après tout, oui, pour quoi faire ? Qu'y a-t-il de si sacré dans les principes économiques pour que nous nous y soumettions à ce point ? Robert Benchley, avec tout le talent dont il est capable, met en situation, questionne et moque avec une certaine virulence beaucoup d'aspect de la question économique. Il n'hésite pas à donner des leçon à la France pour sa gestion calamiteuse des affaires, à se soucier de la communication froide et distante entre une banque et ses clients ou encore à rendre un rapport de trésorerie hilarant.

Les éditions WOMBAT diffusent l'humour entre burlesque littéraire et nonsense de Benchley depuis des années. Leur travail éditorial est remarquable puisqu'il donne une cohérence à ces textes-sketches comme si leur homogénéité était évidente. Lieu commun ? Essayez de lire les anthologies d'humoristes ou de chroniqueurs pour comparer.

Et dans la foulée, prenez une leçon et une correction de cet américain, véritable vers dans le fruit, et reprenez-en. C'est bon pour ce que vous avez !

 

S,D

L'ECONOMIE POUR QUOI FAIRE?

Robert Benchley. Ed. WOMBAT (2015)

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